mercredi 11 juillet 2007

Article from Libération about manga

Maudits mangas
A l’heure où Tokyo décerne le premier «prix Nobel du manga», la frange la plus conservatrice du pays s’alarme de l’impact nocif de ces BD ultraviolentes. On les accuse même d’avoir inspiré deux crimes récents.
Par Michel Temman
QUOTIDIEN : mercredi 11 juillet 2007
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Il a 43 ans. Il est Chinois. Il s’appelle Lee Chi Ching. Ce dessinateur hongkongais n’a pas que du talent. Il est aussi le premier lauréat du Prix international du manga, créé en mai à Tokyo pour récompenser des illustrateurs étrangers. Lundi 2 juillet, c’est le ministre japonais des Affaires étrangères, Taro Aso en personne, qui lui a remis son trophée, pour sa BD l’Art de la guerre, adaptée du traité de stratégie militaire de Sun Tzu (Ve siècle av. J.-C.). Cent quarante-cinq candidats de vingt-six pays étaient en lice.

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Avec ce «prix Nobel du manga», comme l’a appelé Taro Aso, le Japon vend son image et vante sa pop culture (BD, dessins animés, jeux vidéo, etc.). Il était temps. Car depuis des années, le succès à l’export de ses mangas et autres an ime (films d’animation) est foudroyant. Le Japon a même créé en 2004 une statistique pour mesurer le succès global de ses produits culturels, le PNC (Produit National Cool). Véritables produits d’appel, les mangas (littéralement «images dérisoires», «images du monde flottant») inondent les jeux vidéo, le cinéma, Internet, la mode, l’art contemporain, la musique pop ou électronique.
Le triomphe est tel que le marché sature. Les chiffres donnent le tournis. Au moins 40 millions de Japonais lisent un manga par semaine. Parmi les quinze magazines imprimés à plus d’un million d’exemplaires, dix sont des revues de mangas de 250 à 500 pages, dont le tirage peut avoisiner 6 millions d’exemplaires.
Comme le constate Nicolas Finet, directeur d’ouvrage du futur Dicomanga (en librairie fin 2007 aux éditions Fleurus) et chargé de mission pour l’Asie du festival d’Angoulême, «avec ses mangas, gigantesque industrie de papier, le Japon a réussi à bâtir une synergie de l’image qui triomphe dans le monde entier».
Mais le succès a aussi son revers : les mangas de plus en plus gore favoriseraient, pêle-mêle, la rébellion antiparentale et antisociale, la violence à l’école, les délits sexuels, la délinquance juvénile. Dans un récent rapport, vingt-cinq parlementaires japonais souhaitent ainsi que soit «considéré un contrôle» sur «l’expression excessive de la violence et du sexe», compte tenu de son «impact négatif sur les jeunes». Au gré de la polémique alimentée par des élus conservateurs, la police, des sectes religieuses, des associations de familles ou de parents d’élèves, une frange de l’opinion réclame donc des lois, un contrôle des éditeurs, une police des mœurs.
Spectres et démons
«Il y a un boom sur les mangas violents et ceux destinés aux fantasmes masculins», confirme Tomomi Fujita. Perruque violette, costume de Candy et lentilles de contact bleu translucide, Tomomi est vendeuse au grand magasin Mandarake, un eldorado du manga qui offre la palette complète du genre : histoire, science-fiction, eroguro (érotiques et grotesques), gekiga (sociaux et réalistes), josei muke (pour femmes), seinen (pour adultes), shojo (pour jeunes filles), honen (pour garçons), etc. «Devil Man, dit-elle, est un des titres les plus adulés des lycéens. Si on le lit, la tête déraille. On finit le cœur brisé. Cassé en deux.» Ce manga est aussi le préféré de Taro, 19 ans, étudiant en droit à l’université Chuo à Tokyo. «Ma mère m’interdit de le lire. Car c’est très violent, avec des têtes coupées, du sang qui gicle à chaque page. La fin est un cauchemar.»
Pour avoir la paix, Taro va le lire en douce dans des mangas kissa. Dans ces cybercafés ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les bédéphiles viennent se repaître de planches aux dessins frisant la perfection, peuplées de personnages déments, de jeunes filles dévergondées ou suicidaires, d’un enfant sauvant le monde de l’apocalypse nucléaire, d’attendrissantes majorettes protégeant le Japon de l’attaque d’un mouton géant, de collégiens persécutés, de pilotes kamikazes, de héros cybernétiques, de fantômes et spectres inquiétants. Amitiés blessées, rancunes, trahisons, vengeances, ijime (persécutions à l’école), jalousie sont des thèmes récurrents. Certains ouvrages sont très morbides. Dans d’autres, le sexe s’étale, souvent pervers et sans tabou (hormis la représentation des poils pubiens, toujours officiellement interdite par la censure).
Matsu Akira, sénatrice de choc élue sous l’étiquette du Nouveau Komeito (parti proche du PLD au pouvoir et de la secte bouddhiste Sôka Gakkai), est convaincue de la nécessité d’un contrôle. Dès 2004, face à une commission parlementaire, elle affirmait que «les contenus extrêmes des mangas ont un impact très nocif sur les jeunes. La Constitution garantit la liberté d’expression. Mais dans le cas des mangas, nous ne pouvons pas admettre que cette liberté soit illimitée.» Un discours qui gagne du terrain.
Depuis que l’Association de protection infantile a fait savoir, l’hiver dernier, que «30% des mangas adultes en vente sur Internet, contiennent des descriptions d’actes sexuels impliquant des enfants», la police a fermement invité certains éditeurs à la «retenue». Et ce, au nom de la «loi sur les livres nuisibles» (sic). Quatre titres «nuisibles» ont déjà été retirés de la vente. Après Osaka, l’an passé, la préfecture de Kyoto a annoncé, en juin, qu’elle s’attaquait aux «mangas nuisibles».
Deux crimes récents donnent des arguments aux censeurs. En mars, une Britannique de 22 ans, Lindsay Ann Hawker, prof d’anglais dans une école de langues à Chiba (est de Tokyo, a été assassinée. Son corps nu, ecchymosé, a été retrouvé gisant sur le balcon du studio d’un de ses élèves. Quand la police a débarqué chez le suspect, Tatsuya Ichihashi, un chômeur de 28 ans, celui-ci a réussi à prendre la fuite. Depuis, tous les flics du Japon sont à ses trousses. Venu à Tokyo récupérer le corps de sa fille, le père de la victime a crié son horreur devant les caméras de télé. Aux obsèques, à Coventry, l’ambassadeur du Japon en Grande-Bretagne était là. Très vite, la police a ciblé les lectures du jeune homme. Etablissant un lien entre le meurtre et les piles de hentaï mangas (érotiques et pornos) retrouvés chez lui : il est «fort possible que Tatsuya Ichihashi, fan de mangas, ait élaboré sa macabre mise en scène en s’inspirant de l’histoire d’un hentaï manga. Les seijin mangas [pour adultes], très populaires au Japon, contiennent pour la plupart des scènes obscènes de jeunes filles et femmes violées et torturées», a déclaré un policier.
Mère décapitée
Bien moins banale, la seconde affaire a ébranlé tout le pays. Le 15 mai, un adolescent de 17 ans, qui n’allait plus trop au lycée, s’est présenté à 7 heures du matin à un commissariat de AizuWakamatsu (préfecture de Fukushima) avec la tête de sa mère dans un sac. Vers 1 heure du matin, alors que sa mère dormait, le jeune homme l’a décapitée avec un couteau de cuisine. Puis, il lui a coupé un bras, qu’il a peint en blanc et déposé dans un pot de fleurs. Ahuris, les policiers ont découvert le corps sans tête sur un futon ensanglanté. La mère, qui n’habitait plus avec son fils, était venue lui rendre visite. A la recherche d’explications, les enquêteurs et des tabloïds ont incriminé «l’influence des mangas». Chez l’ado, les enquêteurs ont mis la main sur une panoplie de BD ultraviolentes. Interrogé par des psychiatres, le jeune homme aurait dit avoir «senti sur [ lui] l’influence négative des mangas, de certains films et anime».
Pour Mafumi Usui, professeur à l’université Seiryo de Niigata, célèbre expert en psychologie sociale et criminelle, «les jeunes, au Japon, sont des takaramono [«des trésors»] pour leurs parents qui ne leur refusent rien. Ce sont surtout des enfants gâtés, emmurés, formatés ayant perdu le goût du risque et pas autonomes». Pour autant, dit-il, l’influence néfaste des mangas reste à prouver.
«Certes, des mangas peuvent causer des hallucinations et abîmer l’esprit, explique le professeur à Libération. Mais en matière de délits, l’environnement social est aussi en cause. Il reflète les maladies de la société. Quand des jeunes isolés et désemparés décrochent, que leur effondrement psychologique entraîne un passage à l’acte, il y a plusieurs motifs. Ce jeune qui a décapité sa mère ne la haïssait sans doute pas. Mais peut-être que cette mère le harcelait ou l’étouffait depuis son enfance. En fait, ce type de crimes familiaux incombe moins aux désordres mentaux qu’aux maux de notre société. Le Japon est riche et opulent. Mais il maintient sur ses enfants une pression telle que ceux-ci, parfois, se rebellent et font des erreurs. Les adultes sont eux aussi responsables de ces erreurs.»
«Fonction cathartique»
«Insinuer que certains mangas extrêmes poussent au crime et détraquent le mental des jeunes ne tient pas, s’emporte de son côté Nicolas Finet, le directeur d’ouvrages . Ce serait faire peu de cas de leur fonction cathartique. Faut-il dès lors conclure qu’au cinéma, les Kill Bill, Massacres à la tronçonneuse et autre Scream fabriquent chez les ados américains de futurs délinquants et assassins ? Bien sûr que non !»
Reste que l’addiction aux mangas n’est pas près de disparaître. «C’est une passion», résume Makoto, étudiant de 20 ans, cheveux ébouriffés et look hip-hop. «Cela m’a toujours aidé à libérer le stress accumulé au collège, au lycée et à la maison avec mes parents. » Makoto a peu d’amis. Pas de petite amie. Mais se sent «proche» de ses personnages favoris, comme le samouraï Musashi Miyamoto, héros de la série Vagabond. «Grâce aux mangas, dit-il, je voyage dans des mondes parallèles. Des univers surréels et merveilleux.» Pour lui, la violence des mangas libère les jeunes de la violence qu’ils affrontent au quotidien. «C’est dur de vivre au Japon», soupire Makoto. Pas étonnant qu’il continue de s’y vendre plus de 2 milliards de mangas par an.

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